dimanche, 05 août 2007
"Dirty" kiss ?
La question du vandalisme des œuvres d'art m'interpelle depuis longtemps. Serait-ce la preuve du fort impact (y compris négatif ?) de l'art sur le spectateur ?
Le 19 juillet dernier, Rindy Sam, une jeune femme elle-même peintre, emportée par son enthousiasme (son inconscience) dépose un baiser sur une toile de Cy Twombly, laissant une trace de rouge à lèvres sur la surface immaculée.
S'agit-il comme voudrait le faire croire la jeune femme d'une plus value artistique ? D'un acte d'amour ?
La législation sur la propriété artistique est claire : nul sauf l'artiste n'a le droit de modifier une œuvre. Il y a donc vandalisme.
Certes, on peut, comme Éric Mézil le rappelle dans un article du Monde, penser au Baiser de l'artiste, performance d'Orlan en 1977, mais ces baisers-là étaient l'objet d'une transaction avec des visiteurs consentants.
On peut encore penser au Erased de Kooning Drawing, dessin laborieusement gommé, effacé par Robert Rauschenberg en 1953, alors qu'il était artiste débutant.
Mais pour cet acte radical et inouï, Rauschenberg avait dû se donner la peine de persuader Willem de Kooning de lui laisser un de ses dessins. Celui-ci après réflexion avait accepté de jouer le jeu à fond, en choisissant pour cela un dessin qui lui tenait à cœur (savez-vous qu'il subsiste un autre dessin de de Kooning au verso ?).
Ici nul accord de Cy Twombly nullement consulté. Rindy Sam s'arroge le droit dans son envolée narcissique de modifier l'œuvre d'un autre. Et même si le résultat a une éventuelle beauté, elle n'a pas le doit d'agir ainsi. Sinon, pourquoi d'autres personnes ne pourraient-elles pas en faire autant ? On peut imaginer qu'alors l'œuvre finirait par ressembler aux pages gribouillées des "livres d'or" qui figurent à l'entrée des lieux d'exposition, ou encore à un mur tagué par des barbouilleurs sans talent ?
Si l'on poursuit la logique de la comparaison avec un geste d'amour, n'oublions pas qu'entre personnes, des manifestations d'amour non acceptées sont de l'ordre du harcèlement, juridiquement punissables.
Et ici, l'œuvre est désormais modifiée, la restauration s'avère difficile… La presse parle d'une toile blanche, je pense qu'il doit plutôt s'agir d'un "monochrome" blanc, qui peut donc être à la fois immaculé et très travaillé (et non d'une toile vierge). Cette toile datant d'une trentaine d'années, il est donc impensable que l'artiste puisse la refaire à l'identique. Chaque émotion ne se vit qu'une fois…
Une œuvre saccagée, c'est très douloureux à vivre. Lors de ma première exposition dans un lieu public, un visiteur raya rageusement, profondément, la citation "famille je vous hais" qui figurait dans mon installation. Ce fut pour moi un traumatisme…
00:50 Écrit par kl loth dans comportements…, rôle et place de l'art | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : cy twombly, baiser, vandalisme, rindy sam, droit de l'art |
Commentaires
Il convient de savoir de quoi on parle exactement. Si l'art est cette discipline capable de nous subjuguer, alors pourquoi se scandaliser que l'influence sur une artiste soit de cette ordre. En quoi le monde juidique est-il valide pour aborder la question du processus mystérieux qui marque la naissance d'une oeuvre. Ce baiser marque un précédent, et c'est parce qu'il marque un précédent qu'il est singulier et qu'onne peut l'assimiler à simple gribouillage. Il semble que l'artiste Riny Sam ait été en proie à une exaltation mystique et non religieuse. Au lieu de s'interroger sur cette dimensin, on affadit le débat en le réduisant à une question de propriété privée. La scandale est vraiment là, ne pas tenir compte du caractère exceptionnel de cet acte. Si le baiser est enlevé, l'art contemporain apparaitra considérablement affaiblit, car aucun discour ne pourra plus justifier une quelconque démarche. La force de l'art contemporain tient à la force et à la cohérence du discours que l'on tient sur les oeuvres. ce titre le papier de Patrick Levieux m'a étonné. Il renverse une situation, un cadre normatif. J'en ai parlé autour de moi, certains ont trouvé que c'était un papier intello, mais moi j'ai trouvé que c'était très rigoureux. Et malheureusement le papier d'Eric Mézil ne répond pas à la thèse de Levieux. Il fuit le débat, c'est bizarre, on dirait que les enjeux ne veulent pas être abordés. Cela me laisse perplexe. En tout cas, la réaction du musée comme celle de l'artiste m'ont dégouté du monde de l'art. Leurs discours justifiant leur oeuvre perd tout son intérêt. Je crois que cette affaire du baiser va profondemment modifier notre manière de regarder les oeuvres contemporaines, si on continue à les regarder.
Écrit par : Enyo Aetios | lundi, 06 août 2007
La loi est importante en ce qu'elle protège l'œuvre de l'artiste., à la fois pour le respect de sa création, mais aussi pour lui permettre d'être rémunéré et non pillé, spolié…
La propriété intellectuelle et artistique est une notion distincte de celle de propriété tout court. Ainsi, si l'artiste vend une œuvre, l'artiste en conserve toute sa vie la propriété artistique. Lui seul peut la modifier (même après la vente).
Je suis tout-à-fait d'accord avec vous que de nouvelles tendances de l'art contemporain ont modifié la donne.
Un certain nombre d'artistes ont réfléchi à ce problème et plusieurs propositions existent désormais sur le plan législatif pour permettre plus de souplesse dans l'approche du droit d'auteur.
Je citerai le copyleft (http://fr.wikipedia.org/wiki/Copyleft), la licence art libre (http://artlibre.org/), la licence "creative commons" (http://fr.creativecommons.org/). Mais en aucun cas, on ne peut modifier l'œuvre d'origine sans le consentement de son créateur.
L'art contemporain n'est pas d'un seul bloc, il y a de nombreuses conceptions différentes de l'art qui sont contemporaines les unes des autres.
Certains artistes auraient pu "rebondir" sur l'acte de Rindy Sam… Que se serait-il passé s'il s'était agi d'une œuvre de Sophie Calle ou d'un autre artiste ayant ce type de fonctionnement ?
Cy Twombly poursuit un travail qui puise ses racines notamment dans les années 50… et certaines conceptions de l'art actuel, comme l'installation, le happening, l'art participatif… lui sont totalement étrangères… bien qu'il ait connu John Cage, par exemple…
Il ne pourra donc jamais accepter la modification opérée par Rindy Sam.
Je n'ai pas vu l'œuvre de Twombly en question. Les articles parlent d'une toile blanche, mais on ne sait pas si c'est une toile vierge, qui serait facile à remplacer (une toile vierge, ce serait évidemment l'indignation publique), ou un monochrome blanc, qui peut être quelque chose de très élaboré (quand on connait ce type de pratique de l'extrême), malgré les apparences.
Quoiqu'il en soit, ce serait folie d'utiliser du démaquillant. Mais la question de la restauration sera peut être résolue, plusieurs laboratoires cosmétiques ont déjà prêté leur concours, et la toile devrait partir dans un atelier de restauration aux États-Unis.
Quant à la notion d'amour, c'est bien là tout ce qui fait l'ambiguité de l'intervention de Rindy Sam, ce qui fait débat…
Ce qui la distingue par exemple de l'action de Pino Pinoncelli visant à détruire la fontaine-urinoir de Marcel Duchamp à coups de marteau…
Ce qui en fait quelque chose de nouveau dans la déjà longue histoire des transgressions de l'art moderne et contemporain.
Mais elle renvoie aux relations entre les humains, et là… on peut le déplorer, mais un grand nombre d'abus ont rendu nécessaire une législation contre l'amour "imposé" (certains cas de harcèlement). D'où le parallèle fait avec le "viol".
N'oubliez pas que l'art contemporain est vivant, avec de nombreuses conceptions différentes qui cohabitent ou s'affrontent. Avec un peu de curiosité vous trouverez surement des œuvres qui vous passionnent, alors que d'autres vous indifférent ou vous révoltent. C'est là ce qui est passionnant non ?
En ce qui concerne Rindy Sam, je n'ai pas trouvé de documentation sur internet, je ne sais donc pas ce qu'elle fait.
P.S. : j'ai pour ma part fait un petit clin d'œil à Rindy sam à partir d'une de mes œuvres : http://www.kl-loth.com/tant-tendre-kiss.html
Écrit par : kl loth | mardi, 07 août 2007
Il aurait été plus judicieux de la part de Rindy Sam de laisser sa trace de rouge à lèvres sur le mètre carré de rouge à lèvres de Fabrice Hyber(t); son geste d'amour se serait noyé dans la cosmétique.
Écrit par : michel jeannès | mardi, 07 août 2007
Mis au goût du jour par Laurence Gateau, le "rouge baiser" est très tendance :
http://www.synesthesie.com/agenda.php?id=2800
Écrit par : Michel Jeannès | vendredi, 10 août 2007
Pour ne pas s'enliser dans le "happy few" des références , le m2 de rouge à lèvres est évoqué là:
http://www.exporevue.com/magazine/fr/kupka_montpellier.html
Écrit par : Michel Jeannès | mardi, 14 août 2007
Rindy Sam devrait comparaître devant les tribunaux le 16 août… à suivre…
Écrit par : kl loth | mardi, 14 août 2007
Je me suis intéressé de très près à cette histoire, il s'avère que la toile n'est pas un monochrome blanc, c'est une toile brute, non peinte. La toile est en jute blanche. C'est d'ailleurs en ces termes qu'en parle le blog de Jean Pierre Bonnel qui a visité l'exposition cinq jours avant "l'attentat terroriste". Donc comment peut-on parler d'une oeuvre devant une toile brute. Il suffit de remplacer le chassis. Cette histoire est un scandale pour tous ceux qui veulent prendre au sérieux le travail des artistes. Et le geste de Rindy Sam apparaît comme l'expression d'un geste artistique devant ce qui n'était pas un geste artistique puisqu'il n'y avait rien.
Écrit par : enyo.aetios | jeudi, 23 août 2007
Pour lire l'article du blog de Jean-Pierre Bonnel : http://jean-pierrebonnel.monblogue.branchez-vous.com/2007/07/13#143973
Écrit par : kl loth | vendredi, 24 août 2007
J'ai feuilleté en librairie le catalogue de l'exposition de Cy Twombly en Avignon. Les œuvres qui y sont montrées sont absolument superbes, on est proche de l'émotion ressentie devant les dernières toiles de Claude Monet.
Je n'y ai pas trouvé de reproduction de l'œuvre qui a été "marquée".
L'article de Jean-Pierre Bonnel ne donne pas de certitude, on ne saisit pas si la toile est vierge ou porte un mot ("symposium" ? "Phèdre" ?).
À supposer que cette toile litigieuse soit effectivement vierge, il faut se souvenir que la valeur d'assurance, porte sur l'ensemble de l'œuvre c'est-à-dire le diptyque (triptyque ?), et que cela a toujours été affirmé clairement.
La restauration dans le domaine de l'art porte sur l'objet d'origine. Néanmoins il y a eu un précédent, où un moniteur vidéo défaillant d'une installation de Nam June Paik a été remplacé avec l'accord de l'artiste par un moniteur vidéo tout neuf, même si le design en était différent, et si l'installation a été sensiblement modifiée, une image couleur remplaçant désormais l'ancienne image en noir et blanc.
Les aspects financiers de cette affaire, notamment les prix particulièrement élevés de la cote de l'artiste, sont dûs au fonctionnement du marché de l'art. C'est donc le système économique qui est scandaleux et non le travail des artistes. Beaucoup d'entre eux ne sont pas rémunérés à leur juste valeur. C'est un autre scandale.
Cy Twombly est un excellent peintre... Beaucoup de collectionneurs et de musées souhaitent acquérir ses œuvres. Ce qui est rare est cher. CQFD.
À signaler l'article émouvant d'Oliver Céna, "Embrasse-moi idiote !", dans Télérama n° 3006 du 25 au 31 août 2007, page 7. L'artiste y est évoqué dans un moment de sensibilité et de fragilité. O. Céna suggère que le baiser aurait dû être déposé sur le visage du peintre…
Écrit par : kl loth | samedi, 25 août 2007
En fait, Rindy Sam a fait une "oeuvre" d'handicapée: "peint avec la bouche"...
Dans le genre, "le baiser de l'artiste", Orlan a fait ça au début de sa carrière.Moyennant piécette sonnante et trébuchante, elle roulait une pelle au tout venant. Alberto Sorbelli s'est fait enculer en direct à la radio, je crois.
La remarque d'Olivier Céna m'évoque l'entarteur.
En faait, on vit une époque formidable. Tout est tellement déjà fait par tout un chacun que l'on est obligé de refaire du singulier pour... se singulariser.
Écrit par : michel jeannès | jeudi, 06 septembre 2007
La toile était vierge. Cy Twombly ne l'avait même pas vue, puisqu'il l'a fait installer par les gens du musée. Donc comment une toile que son auteur n'a même pas touchée peut valoir deux millions d'euros, c'est ce que réclame le marchand Lambert, son propriétaire. Cette affaire est une hote. S'acharner de cette façon sur une pauvre file au RMI, je trouve cela pitoyable .
Écrit par : Eurenis | lundi, 15 octobre 2007
Le polyptique dont faisait partie la toile endommagée date si je ne me trompe des années 70.
Que Cy Twombly n'ait pas participé à l'accrochage de l'exposition d'Avignon ne remet nullement en cause son travail effectué sur cette toile il y a une trentaine d'années.
Certes, je n'ai trouvé aucune information concernant le travail de Twombly sur cette toile (revêtue de peinture blanche ?).
Les deux millions d'euros de valeur d'assurance sont liées à la valeur de la toile sur le marché de l'art. C'est le résultat du processus d'offre et de demande. Les œuvres de Twombly sont très convoitées par les collectionneurs et les investisseurs, voilà l'explication de cette somme astronomique.
Quant au montant réel de la restauration, il s'élèverait à 16.000 euros (source France 2 que j'ai citée), ou à 33.000 euros selon l'article du Monde (cf. mon billet http://kl-loth-dailylife.hautetfort.com/archive/2007/10/11/dirty-kiss-suite.html ).
Quant à la peine requise contre Rindy Sam pour le dépôt d'un produit gras sur la toile, elle s'élève à 4.500 euros. C'est évidemment une somme élevée comparée au montant du RMI… mais elle a commis un délit et doit en assumer les conséquences.
La conception "sacralisée" de l'art de Cy TWombly est datée. Ce peintre a actuellement 79 ans.
Beaucoup d'artistes des jeunes générations ont un rapport plus concret, réaliste, à l'art et au monde contemporain. Et auraient réagi de façon beaucoup plus souple.
À consulter, la réaction de Christian Bernard (poète et directeur du MAMCO à Genève) sur Sitaudis :
http://www.sitaudis.com/Excitations/phedre-et-le-baiser-d-avignon.php
Écrit par : kl loth | mardi, 16 octobre 2007
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